*ce texte a été écrit dans le cadre d’un devoir de droit des médias. La consigne était : rédiger un article de presse (deux pages maximum) en vous appuyant sur l’arrêt de la Cour de cassation du 6 janvier 2021. J’ai imaginé que je l’écrivais pour un blog destiné à des parents d’ados, afin qu’il puisse expliquer des faits actuels dans un langage approprié.
Dans votre quotidien de parent dérouté par votre ado curieux, votre âme balance souvent entre « maman, je te jureeeeee… » et « attends je vais t’expliquer », choix difficile entre présomption d’innocence et liberté d’expression. Ce matin à la rédaction on a eu envie de revenir sur le film Grâce à Dieu, parce qu’il a failli ne pas être diffusé. L’actualité rapporte une fois de plus des faits d’actes sexuels sur mineurs dans l’Église. Ce film avait suscité la polémique avant même sa sortie. Un peu comme si vous aviez failli de ne pas croire votre Ado Curieux, vous le Parent Dérouté.
Une explication proposée par Marie, notre journaliste rubrique « parent d’ado, c’est pas toujours rigolo ».
Novembre 2022, crachin d’automne, dans la cuisine d’une meulière des années 1950, en banlieue parisienne. Sacha, 13 ans et demi, zone dans la cuisine. Il semble vaguement s’intéresser à ce que sa mère mijote.
« c’est sur quoi ton devoir, maman ? »
Sa mère a repris ses études, alors que lui-même rêve que ça se termine le plus vite possible !
« sur un film que je n’ai pas vu »
« mais tu peux faire un devoir sur un truc que tu n’as pas vu ?! »
« oui, enfin ce n’est pas tout à fait ça… »
Elle lève la tête de son écran, fixe le mur devant elle : I HAVE A DREAM.
Elle se dit « à quoi bon répondre, il n’y comprendra rien… ». Finalement, sa question est une forme
d’intérêt à son égard, et à son âge, comprendre ce qui l’entoure, savoir chercher de l’information,
argumenter, c’est important. Dans un an, le brevet, déjà !
La voilà partie à lui expliquer que son prof de droit des médias lui a donné à lire un arrêté, qu’il faudra
commenter en deux pages maximum.
« c’est un arrêt ! » lui glisse-t-il en lisant les premiers mots. La voilà bluffée (touchée ?) par son intérêt.
Mais comme tout ado qui se respecte, le voilà qui se replonge dans la lecture de ses webtoons (bandes
dessinées en ligne) sur son smartphone. Il a manifesté son intérêt. Elle sent que c’est son devoir à elle d’y
répondre, question d’éducation.
Son esprit ne la laissait pas libre, il y avait ce devoir à faire, et la question de son ado. Les deux se trouvant
lié, la vraie question devint comment expliquer à un enfant cette affaire ?
En première lecture, les textes comme cet arrêt sont comme un livre qu’on déchiffrerait jusqu’au bout pour la première fois, pas tout à fait de notre âge mais tentant. Elle pourrait dire que c’est l’histoire d’un homme qui est accusé d’atteintes sexuelles sur mineurs. Qui demande à ce que soit stoppée la diffusion d’un film qui parle de son cas, avant que son procès n’ait eu lieu, en ayant recours à la loi.
De l’autre côté, c’est un réalisateur et ses maisons de production qui défendent le droit de raconter une
histoire inspirée de faits réels (celle de trois victimes qui dénoncent ces faits aux services de police, et créent une association de victimes de faits similaires).
Elle se dit que ça ne semble pas très concret tout cela. Il manque des dates et des protagonistes. Il lui semble que le préambule serait de rappeler ce que sont ces deux principes mis en exergue dans cet arrêt : la présomption d’innocence et la liberté d’expression. Pour être sûr qu’on sait de quoi on parle.
« ah cool je peux demander à Google ! »
« Non, tu prends le dico, s’il te plaît ! »
« T’es sérieuse là ?! »
Une histoire de générations…
- présomption d’innocence : « principe juridique selon lequel toute personne qui se voit reprocher une
infraction est réputée innocente tant que sa culpabilité n’a pas été légalement démontrée » - liberté d’expression : « droit reconnu à l’individu de faire connaître le produit de sa propre activité
intellectuelle à son entourage. »
(source :Wikipedia – oui elle a capitulé)
L’arrêt dont on parle, donc, c’est celui de la Cour de Cassation, en date du 6 janvier 2021.
Le plaignant, c’est le Père Preynat, mis en examen en 2016 pour atteintes sexuelles sur mineurs entre 1986 et 1991, et témoin assisté concernant des viols, alors qu’il était prêtre dans le diocèse de Lyon.
Sa demande était de suspendre la diffusion du film jusqu’à la tenue du procès. Il s’est porté victime d’atteinte à sa présomption d’innocence, en s’appuyant sur l’article 6 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme qui précise que « toute personne a droit à un procès équitable et toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie ».
L’accusé, ce sont les maisons de production du film franco-belge « Grâce à Dieu » dont François Ozon est le réalisateur. Le long métrage dramatique réalisé en 2018 est une œuvre sur la libération de la parole de trois victimes de pédophilie au sein de l’Église, et la création de l’association « La Parole libérée » pour
rassembler des victimes de faits similaires. Les maisons de production défendent leur droit à la liberté
d’expression. Le film commence par un avertissement : « ce film est une fiction basée sur des faits réels », et termine par « le père X… bénéficie de la présomption d’innocence. Aucune date de procès n’a été fixée. ». Pour elles, c’est une atteinte grave et disproportionnée à la liberté d’expression, mention faite de l’article 10 « toute personne a droit à la liberté d’expression ».
Ce que les juges retiendront, c’est le contexte (sortie du film avant le procès et sujet d’intérêt général) ; les
avertissements faits aux spectateurs (fiction inspirée de faits réels, parlant du combat ultérieur aux faits avec création d’une association) ; l’affaire médiatique qui l’entoure (éclaire le public sur un fait d’actualité déjà connu) et la disproportion des mesures sollicitées (au vu de la date non encore prévue du procès).
La Cour d’appel aura mis en balance les intérêts en présence, l’impact du film et des avertissements aux
spectateurs contre la procédure pénale en cours. Ils se sont appuyés sur l’article 9-1 du code civil par lequel peuvent être prises toutes mesures pour faire cesser la présomption d’innocence.
La décision de la Cour de Cassation est donc le rejet de la demande du Père Preynat de suspendre la diffusion du film « Grâce à Dieu » au nom de la liberté d’expression.
Ce film sortira comme prévu le 20 février 2019, sera primé au Festival de Berlin et fera près de 900 000
entrées en France. En 2020, le Père Preynat sera reconnu coupable des faits qui lui sont reprochés.
Quand elle a eu ce devoir entre les mains, puis entendu la question de son fils, ses premières pensées ont été les mêmes… comment elle commente un texte qu’elle a du mal à déchiffrer ? Comment elle explique à un gosse ces histoires de violences et de procès (même si elle trouve que certains de ses jeux vidéos sont violents, ce ne sont que des images sur un écran, et pas la vraie vie comme il aime à lui dire).
Elle repense aussi à cette table ronde du mois dernier, au Paris Podcast Festival : « Le témoignage change-t-il celles et ceux qui se confient ? ». Oui la parole libère, les trois témoins l’ont dit.
Parfois il faut avoir recours à la loi parce que parler ne suffit pas, ce qui se passe est répréhensible.
A son fils, elle veut lui dire combien la présomption d’innocence autant que la liberté d’expression sont
importantes et qu’il ne faudra jamais se hâter de juger seul.
« Ok, cool, c’est clair comme ça. Merci maman. On le regarderait pas ensemble ce film ? »
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